Soft skills, mode d’emploi

Management / Stratégie
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Cet article est initialement paru dans le Magazine Htag by Références n°12.
Texte et photos: Christophe Lo Giudice

Le Deal pour l’Emploi a amené de nouvelles obligations en matière de formation. Mais, bien entendu, la formation gagne bien davantage à être abordée comme un investissement. Comment l’orienter de façon prospective, à horizon 2030, dans un monde qui change de plus en plus vite ? Réponse avec Brigitte Hudlot et Laetitia Parmentier (ICHEC Formation Continue) avec un regard sur les synergies souhaitables entre les écoles de gestion et les entreprises.

 

Pourquoi cibler 2030 tout d’abord ? « Les jeunes qui vont entrer à l’université ou en haute école en septembre prochain devraient, si tout va bien, être diplômés en 2030 et arriver dans vos entreprises à cet horizon, explique Brigitte Hudlot, directrice de la formation continue à l’ICHEC. En tant que business school, il nous importe de bien déterminer ce que nous allons leur enseigner et comment le faire. C’est dans cet esprit que l’ICHEC a entamé une réforme approfondie de ses programmes en lien avec une nouvelle vision. Du côté de la Formation continue, nous avons l’avantage de pouvoir changer plus rapidement la course du navire, mais il s’agit également d’un bon horizon pour mettre en oeuvre des approches nouvelles. 2030 n’est absolument pas une date lointaine. C’est demain ! »
Le constat est connu : nous faisons face à une obsolescence de plus en plus rapide des compétences, notamment des compétences techniques. « Des études mettent en évidence que certaines compétences, par exemple dans le digital, peuvent déjà être obsolètes après… six mois, précise-telle.
Inversement, on nous annonce de façon récurrente l’apparition de nouveaux métiers. Pourtant, quand on creuse de façon plus approfondie ces discours, on s’aperçoit que les métiers n’ont pas toujours l’air si nouveau que ça. Les objets sur lesquels ils s’appliquent peuvent être nouveaux, mais les métiers eux-mêmes ne sont pas à ce point différents. Par exemple, oui, nous aurons besoin de davantage de professionnels capables de réparer les éoliennes, mais nous aurons surtout besoin de techniciens de maintenance industrielle pour le faire ! »

« La capacité à anticiper le futur n’est pas très poussée »

Se projeter

Aujourd’hui, on nous demande de penser les métiers et les compétences de demain, mais peu nombreux sont ceux qui ont une vue vraiment pointue de vers quoi nous allons. «C’est pourquoi nous avons mené une enquête empirique directement auprès des entreprises. Premier enseignement qu’il en ressort : quand on leur demande si elles se projettent à cinq ans pour identifier quels seront les métiers et quelles seront les compétences dont elles auront besoin, on ne nous parle jamais de… métier. C’est fort interpellant car, en formation continue, notre approche est très centrée sur les métiers. Nous regardons généralement ce qui est enseigné en bachelier et en master pour identifier ce qu’il manque, par exemple, pour faire un responsable financier ou un gestionnaire de projet opérationnels dans le monde de l’entreprise. »
Deuxième enseignement : sur les compétences, plus qu’une réelle projection vers l’avenir, c’est le manque de certaines compétences aujourd’hui qui occupe toute la place dans les préoccupations des répondants. « Il apparaît que la capacité à anticiper le futur n’est pas très poussée. Les premières compétences dont on nous a parlé, c’est tout ce qui touche au digital, dans son acception la plus large.
Ce n’est guère surprenant vu qu’il s’agit d’un domaine qui évolue particulièrement vite. Voici encore deux ou trois ans, les attentes portaient sur les data. Aujourd’hui, on ne nous parle plus que d’intelligence artificielle. Et l’on peut supposer que ce sera encore autre chose d’ici deux à trois ans. En deuxième place viennent les soft skills, sans plus de précision – si ce n’est peut-être une attention portée au leadership. Enfin, le trio de tête se conclut par la compliance et la capacité à jongler avec toutes les (nouvelles) régulations. »

«Non, les soft skills ne sont pas le Graal mais, par contre, elles sont systématiquement présentées comme étant celles qui vont donner un effet de levier aux autres compétences ‘métier’. »

Faire le tri

Les soft skills, thématique bateau ? « Probablement un peu, reconnaît Laetitia Parmentier, directrice des programmes destinés au monde de l’entreprise. Il semble en effet qu’elles deviennent une seule et unique masse de compétences qui parle de tout à la fois. D’où l’importance de clarifier ce qu’elles recouvrent exactement et de savoir quelle est la place réelle et leur rôle pour faire avancer les organisations dans les années à venir. » Une démarche qui implique un préalable… de taille : à savoir préciser la notion même de « compétence » dont on peut trouver dans la littérature plus de 700 définitions différentes. Trois définitions retiennent l’attention de Brigitte Hudlot et Laetitia Parmentier, dont une première qui retient les trois concepts clés quand on parle de compétences en entreprise : « La compétence combine dans l’action des savoirs, des
savoir-faire et des savoir-être » (Parlier,1994).
Tardif (2006) va un peu plus loinen parlant d’un « savoir-agir complexe prenant appui sur la mobilisation et la combinaison efficaces d’une variété de ressources internes et externes à l’intérieur d’une famille de situations. »
Enfin, Le Boterf (2000) y associe des conditionsde réussite : « La compétence est la capacité à mettre en oeuvre des connaissances, des savoir-faire et des comportements en
situation d’exécution, à cela s’ajoute une triple condition de succès : le savoir agir (capacité), le vouloir agir (volonté) et le pouvoir agir (moyens). »
C’est à la mode : pour sonder quelles pourraient être les compétences de demain, Laetitia Parmentier a posé la question à… ChatGPT, en la ciblant sur le rôle de manager à horizon 2030. « Il en ressort dix compétences qui peuvent toutes être rangées sous le parapluie des soft skills. Seule une onzième apparaît quelque peu plus technique et vise à faire évoluer les dix premières en fonction des avancées technologiques, des changements culturels et des défis économiques qui seront rencontrés par l’entreprise à
l’avenir. » Voici donc ces dix compétences pour 2030 :

1. l’intelligence émotionnelle et sociale, à savoir comprendre, gérer et motiver les équipes dans un environnement diversifié et souvent virtuel ;
2. l’adaptabilité au changement, à savoir la capacité à naviguer et à guider l’entreprise à travers des transformationsrapides et continues ;
3. les compétences technologiques avancées, à savoir comprendre et exploiter les nouvelles technologies pour améliorer les processus et la productivité ;
4. le leadership inclusif, à savoir encourager la diversité, l’inclusion et l’équité au sein de l’équipe et de l’entreprise ;
5. la pensée critique et la résolution de problèmes, à savoir la capacité à analyser des informations complexes et à prendre des décisions éclairées dans un environnement en évolution constante ;
6. la créativité et l’innovation, à savoir fournir des idées novatrices pour stimuler la croissance et la compétitivité ;
7. les compétences en communication, à savoir maîtriser la communication interne et externe, en utilisant divers canaux et styles pour toucher différents publics ;
8. la gestion du temps et des priorités, c’est-à-dire savoir gérer efficacement les tâches, les délais et les ressources pour optimiser la performance ;
9. la capacité à développer les talents, autrement dit : identifier, recruter et développer les compétences des membres de l’équipe pour répondre aux besoins changeants de l’entreprise ;
10. la pensée stratégique, à savoir avoir une vision à long terme et une compréhension approfondie de l’industrie pour prendre des décisions qui favorisent la croissance et la durabilité de l’entreprise.

ChatGPT est-il dans le bon ? «Quand on se plonge dans la littérature scientifique, on voit que six compétences ressortent et elles sont relativement alignées, note-t-elle
encore. Un : l’esprit analytique – une expertise qui sélectionne, traite et interprète les données. Deux : les compétences cognitives – de la mémorisation à la créativité, afin d’opérer des liens entre les idées et l’imagination de solution, la résolution de problèmes complexes. Trois : les compétences d’apprentissage – être acteur de son apprentissage, apprendre à apprendre. Quatre : les compétences relationnelles, la capacité à se connecter rapidement – intelligence émotionnelle, empathie, sens collaboratif. Cinq : la multiculturalité, au sens de l’adaptabilité dans différents milieux de travail, avec différentes cultures, différents âges, une mixité de genre, etc., mais aussi de la connaissance des langues et de la capacité à comprendre l’autre sans le juger. Enfin, six : des compétences plus techniques, comme pouvoir utiliser correctement les technologies. »
Les 4 C – pour Créativité, esprit Critique, Communication et Coopération – vont venir relier le tout.

« Il importe de cerner comment passer de classifications linéaires à des approches systémiques. »

Croiser les regards

On le voit, reprend Brigitte Hudlot, les soft skills deviennent dominants et il est assez facile d’aboutir à une forme de consensus à leur égard. «À côté de ceux-ci, l’ICHEC a défini deux autres piliers pour le développement de nouveaux programmes : la durabilité et le digital.
Il est interpellant, quand on analyse la littérature existant autour des compétences tant en matière de durabilité que de digital, de voir que ressortent quasi systématiquement des… soft skills ! » Ainsi, par exemple, cinq « capacités transformatives » ont été identifiées par le collectif Inner Development Goals pour contribuer aux objectifs de développement durable :

  1. Être, notre rapport à nous-même – notre boussole intérieure, l’intégrité et l’authenticité, l’ouverture et l’envie d’apprendre, la conscience de soi ;
  2. Penser, la pensée critique – la conscience de la complexité, la capacité de mise en perspective, le fait de donner du sens, l’orientation et la vision à long terme ;
  3. Interagir, prendre soin des autres et du monde – le respect, la connectivité, l’humilité, l’empathie, la compassion ;
  4. Collaborer – les compétences communicationnelles, les compétences de corrélation, la mentalité inclusive, les compétences interculturelles, la confiance, la capacité de mobilisation;
  5. Agir, être moteur du changement – le courage, la créativité, l’optimisme, la persévérance.

Au niveau européen, le GreenComp, référentiel de compétences en matière de durabilité, va dans le même sens. Quatre domaines ressortent : incarner les valeurs de la durabilité (accorder de la valeur à la durabilité, encourager l’équité, promouvoir la nature), s’ouvrir à la complexité dans la durabilité (la pensée systémique, la pensée critique, le cadrage des problèmes), envisager des avenirs durables (la littératie des futurs, adaptabilité, la pensée exploratoire), et agir pour la durabilité (l’agentivité politique, l’action collective, l’initiative individuelle). «Quand on veut ‘écrire’ les compétences en durabilité, on se retrouve en fait à écrire des soft skills, pointe-t-elle.
Et il en va (quasiment) de même avec le digital. Bien entendu, à ce niveau, il ressort pas mal de compétences techniques, mais également bon nombre de connaissances cognitives et de compétences socio-émotionnelles. D’après un rapport de McKinsey, intitulé Skill Shift – Automation and the future of the workforce, ce sont ces dernières qui vont le plus gagner en importance à l’avenir. »

Effet de levier

D’où l’importance de ne pas se limiter à formuler la notion de soft skills de façon globale, mais bien d’aller dans le détail pour déterminer de quoi on parle exactement.
« Insistons également sur le fait que, non, les soft skills ne sont pas le Graal mais, par contre, elles sont systématiquement présentées comme étant celles qui vont donner un effet de levier aux autres compétences ‘métier’. » Une fois toutes ces compétences identifiées, la question est de savoir comment les classifier, reprend Laetitia Parmentier. «À l’image des définitions de la notion de compétences, on pourrait presque dire qu’il existe 700 manières différentes de réaliser des typologies. Nous n’apporterons
donc pas la recette miracle. Ce qui importe, c’est de voir comment passer de classifications linéaires à des approches systémiques. »
Une typologie dite «Hester H10 » envisage ainsi quatre catégories – le travail en équipe (1), le leadership (2), la pensée critique (3) et l’amélioration continue (4) – dans lesquelles sont réparties dix soft skills – la communication et la collaboration (pour la catégorie 1), l’influence, la gestion d’équipe et la transmission (pour la 2), l’anticipation et la pensée logique (pour la 3) et l’approche systémique, le processus créatif et le développement de soi (pour la 4).
Ces soft skills sont subdivisées en un total de 22 méta-capacités et 39 capacités de base. « En elles-mêmes, les soft skills ne se développent pas directement de façon mesurable. Mais les méta-capacités qui les composent peuvent s’apprendre, s’améliorer et être évaluées, conclut Brigitte Hudlot.
L’intérêt est par ailleurs de cerner que ce qui est nécessaire à l’intérieur d’une soft skill en termes de capacités peut aussi faire appel à des capacités d’une autre soft skill. Autrement dit : prenez garde aux actions de type ‘En 2024, c’est l’année du feedback’, par exemple.
Il est bien préférable de travailler de façon plus croisée différents axes qui vont se renforcer mutuellement. »

 

Brigitte Hudlot et Laetitia Parmentier se sont exprimées à l’occasion du séminaire organisé par le magazine Htag le 21 novembre dernier au Comet Meetings Louise